Les fourneaux du monde
Photographies du complexe portuaire et industriel de Dunkerque, création fantastique et monstrueuse d’un monde extractiviste, affamé de ressources
“Les fourneaux du monde” voilà la seule expression, seule pensée qui m’est venue en tête en me tenant devant ça. “Ça”, c’était la première fois que je le voyais de mes propres yeux. Un assemblage complexe dont les cellules font plusieurs dizaines d’hectares chacune, superstructures hérissant leur cheminées vers le ciel, laissant échapper des soupirs de fumées mais marchant en continu, infatigables pour ne jamais cesser une production vitale dont le monde dépend. De véritables mitochondries génétiquement modifées
Ici, une raffinerie avec deux énormes réservoirs d’eau de 40 mètres de diamètre chacun, pour refroidir les mécaniques complexes de cet immense, bruyant circuit, maintenus dans un fragile équilibre ou chaque seconde circulent des milliers de litres de substances, dans l’entremêlement de milliers de tuyaux métalliques de la structure
En me rendant dans le Pas-De-Calais pour camper au bord d’une plage, dans une petite région paisible que j’affectionne, j’ai décidé d’aller au passage voir la ville de Dunkerque, se situant une petite heure plus loin, aux confins de notre pays. Cette ville m’a toujours intéressé : Si la France était un organisme géant, Dunkerque serait une de ces bouches, avalant quantités de chose, passant ensuite par le système digestif, transformant cette matière première en énergie, en carburant. Cette ville n’est pas la création du hasard mais celle de sa position géographique et son histoire, donnant accès à une région très peuplée et industrialisée de longue date.
Ce que j’ai vu dépassait toute attente.
En arrivant, nous sommes accueillis par la plus grande centrale nucléaire d’Europe et ses légions de pylônes, lignes hautes tensions apportant la fée électricité dans le foyer de millions de gens. Puis viennent les autres industries, aluminium, aux abords désertés de gens mais aux centaines de voitures stationnées, petites carcasse vidées des ouvriers à présent occupés dans la fourmilière que de hautes cheminées dominent. Puis, nous apercevons une raffinerie, des dépôts de charbon, une usine sidérurgique et des silos à céréales alignés et puis d’innombrables autres installations. Tout cela, il faut l’avoir lu sur internet car depuis le sol, ces structures me paraissent opaques et terrifiantes de complexités, enivrantes de secrets et comme menaçant d’exploser à tout moment, impressionnée donnée par les multiples panneaux aux abords des sites et des bruits que l’on entend.
Au contraire de l’agriculture qui produit un bien allant de soi, il faut manger pour vivre, un bien variant selon les sols et les climats du monde, ces espaces industriels sont identiques sur toute la planète. Ils produisent des biens standardisés, règlementés, identiques en toute région, le même acier, la même essence, la même énergie au charbon ou au gaz, le même aluminium. Les moteurs des voitures et des camions fonctionnent selon les mêmes concepts à Bogota et à Tokyo, les règles de la pétrochimie, tout comme les immenses complexes où ils sont brillamment mis en œuvre, sont les mêmes de Sydney et à Lagos. On y produit un carburant universel, des briques de constructions élémentaires. Dans cet endroit là, l’humain n’a pas sa place : on circule en voiture et je me sens observé quand je m’arrête pour prendre des photos. En effet, deux minutes devant la raffinerie me valent d’être interpelé par la sécurité pour que je supprime les photos prises. Je sens une tension dans cet endroit. Je suis partagé entre ébahissement, une franche incrédulité face à l’ingéniosité des installation et un sentiment de peur, d’angoisse car en effet, le bruit est terrible. A un petit kilomètre de l’aciérie un bruit monotone et constant occupe l’espace. Le bâtiment, immense, est monochrome : ses murs, ses conduits, cheminées, son sol et ses tas de métaux sont dans des tons rouges, ocres, comme si l’usine fut taillée d’un bloc dans la roche, un mégalithe moderne, un monolithe fumant et vrombissant.
L’odeur s’ajoute au bruit quand on est dans le sens du vent. Plus angoissant encore, en s’approchant encore, on ne voit toujours personne. C’est un lieu presque onirique où je serais seul observateur d’une scène étrange que seuls les rêves peuvent nous offrir. Ici et là, on voit des grues énormes remplissant des bateaux encore plus énormes, sans voir personne encore une fois. Tout semble aller de soi, avec une étonnante fluidité. Lorsque l’on commence à oublier ce bruit de fond qui remplit pourtant tout, une détonation retentit dans la raffinerie, suivie de quelques autres, puis une cheminée laisse éclater dans le ciel un panache de vapeur d’une blancheur cotonneuse, si épaisse qu’on pourrait s’attendre à la voir détruire la cheminée voisine, se trouvant sur son passage.
L’autre aspect qui me fascine autant qu’il m’angoisse est le secret qui enveloppe subtilement ces superstructures, bâtiments qui se voilent d’un aura d’interdit, appuyé par les panneaux, les barbelés et les caméras enserrant ces donjons modernes. Je ne saurais sans doute jamais à quoi ressemble l’intérieur de ces magnifiques fourneaux où coule le métal, où brûle le gaz naturel, où le méthane est transbordé dans des cales d’acier, où l’aluminium est laminé, le charbon entassé, le gaz naturel brûlé, les graviers écrasés, les gaz comprimés, où bouillonne le pétrole, s’évaporant pour séparer la naphte du kérosène dans des circuits alambiqués.
Ce sont simplement là que les briques fondatrices de la modernité, rouages et combustible de notre monde contemporain, sont moulées dans un fracas étourdissant, avalant l’eau, les sols, l’électricité et les hommes.
Si Paris, New York, Singapour et Dubaï sont le spectacle, Dunkerque, et les autres grands ports et sites industriels ou miniers mondiaux, sont la coulisse, la salle des machines.
Extraction,
Mondialisation,
Combustion
Les gens ne réalisent pas à quel point chacune de leur action chaque jour est conditionnée, rendue possible par le pétrole. Le pétrole a plus que toute autre ressource pris une place d’une importance telle qu’en concevoir son étendue donne le tournis. Nous mangeons grâce au pétrole, nous nous habillons grâce au pétrole, notre énergie, même nucléaire ou tournant au charbon dépend d’une logistique complexe se reposant en fin de compte sur le pétrole, et bien naturellement, nous nous déplaçons grâce au pétrole. Le pétrole est une révolution oubliée. Prenez une minute pour songer à cela : avec quelques litres d’un liquide jaunâtre, d’apparence bien ordinaire et insoupçonnée, il est facile de mettre en mouvement un véhicule de deux tonnes abritant 5 passagers et leurs bagages, sur des centaines de kilomètres, à une vitesse sans précédent dans l’histoire, sans parler de traverser notre monde, dernière limite géographique fracassée sous la clameur générale, par le pétrole.
Il y a finalement peu d’endroits sur terre nous fournissant ce précieux “or noir” même si l’or fait pâle figure devant ce miracle qu’est le pétrole. De ces lieux que les industriels s’arrachent, partent chaque jour des bateaux emplis dudit liquide, des bateaux aux proportions encore inimaginables il y a peu, voguant le long d’axes vitaux, formant des corridors océaniques, des lignes de vie, pour alimenter les organes vitaux de l’humanité de ce combustible sans lequel un état de dysfonctionnement total naîtrait, menant à un chaos généralisé, une asphyxie.
Un seul léger souci. La combustion du pétrole libère un composé gazeux qui met en péril l’humanité entière, et ce, à l’échelle de temps d’une vie humaine.
Le charbon alimente les cokeries, qui alimentent les hauts fourneaux et aciéries, bref la métallurgie. Je trouve les aciéries particulièrement imagées : l’acier qu’elles produisent sont l’expression la plus littérale du squelette que constitue l’industrie lourde et ses produits dans l’économie mondiale aujourd’hui.
Ce squelette, on le retrouve dans chaque bâtiment au sein de sa structure interne, du petit immeuble au gratte ciel d’affaires, abritant parfois des sociétés de…métallurgie. La boucle est bouclée.
De l’interdépendance d’un bout à l’autre des nombreuses chaînes qui font tourner le monde
Voir depuis mon écran de téléphone cet énorme engin dont j’avais l’impression de pénétrer l’intimité, le voir seul parmi ces tas de charbons aussi vieux que le monde, me laisse encore pensif. Ces proportions, ces scènes, cet environnement, ces sons : c’est sans doute le paysage auquel on est le moins préparé, psychologiquement, à faire face. Nos repères instinctifs sont mis à mal.
Selon certaines théories, le cerveau humain a un biais positif pour les paysages de savane. L’évolution explique cela : ils réunissent points d’eau, arbres, herbes et fruits, paysages ouverts (le danger peut être anticipé) et présence d’animaux à chasser. Difficile donc d’imaginer un paysage allant plus à l’opposé de ce cadre “idéal” que les aciéries, dépôts de charbon et raffineries.
Au bout du bras de cette chimère sur rail, se trouve une pelle rotative à godet qui tourne et emporte au passage des kilos et des kilos du précieux minerai noir pour alimenter l’estomac sans fond de l’industrie, charbon qui va disparaître dans les entrailles d’un ogre ocre et métallique, pour subir par le Feu une métamorphose magnifique.
Pour finir, deux photos d’une vision surréaliste pour moi, âme vierge de toute industrie : la vision de plusieurs pêcheurs du coin se livrant tranquillement à leur loisir favori, entourés par des terminaux pétroliers, silos à grain et usines diverses, sous un voile gris dans le ciel. “Il y a moins de monde ici” -par rapport à la plage principale- m’ont-ils dit.
L’homme est une espèce très adaptable après tout.