RIVIÈRES ARBORESCENTES

Et si on commençait à regarder les rivières et les fleuves de notre planète comme des arbres ?

Songez-y : le fleuve et son bassin versant, vaste réseau d’affluents, est tout comme un arbre une belle et complexe ramification, arborescence hiérarchisée et animée d'un flux vital qui connait ses hauts et ses bas au long de l'année au gré des saison.

Allons plus loin : le fleuve, comme l’arbre, peut tomber malade et porter des fruits sur ses rameaux : des villes, tandis que ses lacs et étangs sont comme des excroissance à la surface du bois. Le fleuve, comme l’arbre,  marie les milieux, les fait communiquer : milieux sous terrains, sylvestres et aériens pour l’arbre, qui trouvent un écho dans les côtes aux eaux salées et saumâtre, les plaines, les vallées et les montagnes que relient les fleuves.

Bienvenue dans cette série de carte aux airs de portraits botaniques, cartes de quelques grands fleuves de notre planète, toutes orientées de manière à évoquer la silhouette d’un organisme végétal. A travers ces cartes, chacun des fleuves prend une apparence nouvelle, organique et arbustive, à la manière d’arbres d’espèces et profils variés ayant grandi dans un environnement tantôt venteux, tantôt humide… Mis sous cette forme, ces arbres-fleuves touchent les montagnes et les glaces du haut de leurs cimes tandis que leurs estuaires, leurs racines invisibles, plongent profondément dans les mers et océans du globe.

Données utilisées : HYDROSHEDS

Fleuve Arbre de la

LA LOIRE

Commençons notre aventure botanique et hydrologique dans la forêt de ces grands Fleuves-Arbres avec LE grand fleuve français par excellence, trésor d'histoire et de géographie hexagonale, la Loire !

Il est le dernier grand fleuve relativement sauvage du pays, avec près de 1000 kilomètres à travers le pays dont la source, située dans l'Ardèche, est à quelques dizaines de kilomètres du Rhône seulement.

Et pourtant, les branches et le tronc de ce long arbre franchissent bien du pays pour rallier le vaste Océan Atlantique..! Dans l'ordre : Languedoc, Lyonnais, Nivernais, Orléanais, Touraine, Anjou et enfin la Haute Bretagne et ses terres sédimentaires, ses marais salants et son grand estuaire. Elle qui est si loin de ces monts anciens du Massif Central est pourtant unie à eux par ce fil bleu mouvant et vivant qui traverse notre pays si admirablement. Examinons un peu cet arbre.

Pour commencer, son histoire est intéressante et un peu mystérieuse : des scientifiques ayant ausculté avec attention ses branches, peut-être être même inspecté ses cernes, ont formulé des hypothèses évoquant un lointain passé où la Loire, loin de suivre le cours qu’on lui connaît aujourd’hui, bifurquait vers le cours de la Seine pour se jeter dans la Manche. Il s’agissait alors, si cette hypothèse était vérifiée, de la Loire Séquanienne ! Un bel exemple de la vie passée d’un fleuve qui aujourd’hui encore reste vivant, dynamique, dansant, pourrait-on même dire, tant l’enchainement des mouvements latéraux de son cours, formant des boucles, des lignes, des renflements, des entrelacs et des creux, évoque une chorégraphie parfaitement maîtrisée.

Tout comme un arbre change au fil des saison, croît, fleurit, se dilate, perd ses feuilles, se rétracte, se tord sous les contraintes, eh bien, à chaque hiver, le cours de la Loire grossit, se déforme pour ensuite rentrer en dormance l’été, saison où il se contracte et ou un nouveau cours apparaît parfois.

Alors d’où commence le Fleuve-Arbre Loire ? Son cours débute quelque part au milieu de notre pays, au sud du Massif central, dans l’Ardèche, où les premières branches de la cime prennent vie sous la forme de petits ruisseaux de montagnes qui deviennent vite des rivières rapides et entaillant par leur cours pentus un paysage escarpé. Les rivières se réunissent et cette rivière fougueuse grossit, prend corps jusqu’à pouvoir « porter bateau » aux alentours de Saint-Étienne. Une fois passée Roanne, la Loire se tempère, son cours est moins pentu et elle rentre progressivement dans la deuxième partie de son cours, la Loire Moyenne, comme si elle s’assagissait avec l’âge.

C’est dans cette partie de l’arbre, à mi hauteur, dans ce branchage, qu’ont fleuri des châteaux magnifiques et de splendides villes historiques comme Blois, Orléans, Tours, tant d’histoires, de royaumes, de commerce, d’œuvres d’art qui ont répandu leur pollen inspirant loin dans la forêt…

En continuant à descendre, on commence à arriver vers le bas de l’arbre où le tronc s’épaissit et la structure végétale se complexifie : c’est là qu’on trouve des « boires », ces bras morts du fleuve, comme des branches mortes d’un arbre, sauf que celles de la Loire se gonflent de sève en hiver quand le niveau du fleuve remonte et que l’eau envahit ces anciens bras envasés de la rivière. C’est la Loire inférieure, où l’on trouve Angers et Nantes, dernière grande ville sur le cours du fleuve à proprement parler et qui, couplée à Saint Nazaire, incarne le mieux l’histoire industrielle du fleuve, une histoire tournée vers l’Océan, une histoire, entre autres, d’esclavage qui a malheureusement fait couler beaucoup de sève chez d’autres arbres de latitudes différentes. Il y aussi eu des échanges de marchandises exotiques, de tissus et de biens industriels qui ont nécessité d’aménager le fleuve, son cours et ses berges pour les besoins de la navigation. Ces échanges ont en grande partie disparu ou se sont déplacés plus bas vers les racines, mais ces marques laissées par cette vie passée ont laissé sur l’écorce de l’arbre sont encore bien évidentes.

Pour chaque portrait botanique développé dans la série, je proposerai une espèce d’arbre (bien réelle) à l’image de notre fleuve, pour former un joli nom botanique. Alors, si la Loire était un arbre, ce serait sans doute un vieux chêne. Un chêne pédonculé. La Loire et les chênes sont des êtres tranquilles, évoluent avec lenteur et se déploient dans un climat assez humide. Le Chêne, c’est cet arbre de noble essence, à la fois ambassadeur de l’Europe ancienne et boisée, celle d’avant les hommes, mais aussi l’arbre de la construction navale, des tonneaux de vin de Loire, des cathédrales et des châteaux disséminés le long des branches du fleuve…

Ainsi s’achève le portrait du premier Fleuve-Arbre que je partage avec vous : le Chêne Loire, Quercus Robur Ligeris.

Le Fleuve Arbre de

L’AMAZONE

Voici le second portrait botanique d’une rivières pour cette série « Rivières arborescentes ».

Après la Loire, l’Amazone. L’un est le plus grand fleuve de France, l’autre du Monde, simplement. Deux Goliath dans des catégories différentes. Pour l’Amazone, il est est impossible de ne pas commencer son portrait sans évoquer ses dimensions qui rendent ce fleuve inégalé, unique, colossal, gigantesque.

Les qualificatifs, qui deviennent vite des superlatifs pour l’Amazone, manquent rapidement quand on veut décrire ce fleuve. Par où commencer ? Son débit seul représente 1 cinquième du débit fluvial sur notre planète. Vu autrement, il est supérieur à celui des autres 5 fleuves les plus puissants après lui. Pour parler chiffre, son débit est de 209 000 mètres cubes par seconde à l’estuaire, estuaire qui fait lui même 60 km de large. Pour revenir à notre Loire, son débit maximal touche à peine les 1000 mètres cubes par secondes à l’embouchure. L’Amazone, c’est donc 210 Loires. Ce fleuve sud américain, dans la deuxième moitié de son cours, est si large (10 km en moyenne) qu’en se tenant sur ses rives, on ne voit l’autre côté que par temps clair. Le surnom donné au fleuve par les autochtones, « Fleuve mer » prend alors tout son sens. Dernier chiffre trop passionnant pour en faire l’impasse, quoiqu’un peu énigmatique : l’indice de Strahler du fleuve est de douze. C’est inouï.

J’espère qu’après ce court exposé vous pouvez prendre comme moi la mesure de l’immensité de ce fleuve.

LE RHÔNE

Pour ce portrait de « Rivières Arborescentes », l’Amazone semble être un choix naturel tant le fleuve est indissociable de l’Amazonie, plus grande forêt du Monde qui recouvre son bassin versant, lui aussi le plus grand du monde, avec plus de 6 millions de kilomètres carré (12 fois la France). Ce grand arbre Amazone abrite 30% des espèces d’arbres tropicaux sur Terre, 3 millions d’espèces animales, un arbre dont les branches et les feuilles sont arrosées par les fameuses « rivières atmosphériques », courants aériens portant l’eau évaporée par les arbres et qui retombera sous forme de pluie sur la même forêt, pour aller grossir les rivières ou abreuver les arbres. Ce grand arbre Amazone, fertilisé par les airs par le sable du Sahara se trouvant de l’autre côté de l’Atlantique est un organisme à la santé déclinante, je ne vous apprends rien. Chaque année nous les humains, lui arrachons des millions d’hectares de son vert feuillage qui contrairement aux arbres qu’on connaît, ne repoussera pas au printemps suivant. Nous détruisons la plus précieuse et importante forêt du monde pour nourrir nos vaches.

Fleuve à l’écologie complexe abritant des formes de vie qui défient l’imagination, sa cime se trouve à quelques 6000 mètres de haut, entre plusieurs bassins affluents, dans les froides montagnes des Andes et se gonfle ensuite des eaux de l’Équateur, de la Colombie, du Pérou, de la Bolivie, du Venezuela et bien sûr, du Brésil. Parmi ses 1000 cours d’eau qui forment le houppier de l’Arbre Amazone, on compte de puissantes rivières comme le Rio Negro, « fleuve noir » pour sa couleur venant des matières organiques, du humus et du fer qu’elle transporte. D’autres rivières sont blanches, comme le Rio Branco et le Rio Caquetà, teinte due aux alluvions et sédiments que la rivière arrache inlassablement à la montagne.

Ainsi s’achève le portrait du deuxième Fleuve-Arbre que je partage avec vous : le Palétuvier Amazone, Avicennia Amazonia.

C’est après ces mélanges d’eaux, qui coulent, courent, parfois des dizaines de kilomètres conjointement sans se mélanger, que l’Amazone prend corps et forme le tronc de ce grand arbre. En descendant plus bas, le tronc prend racine dans un vaste delta, un monde de villes côtières et de villages sur pilotis, menacés par la montée du niveau de la mer, comme partout ailleurs : l’eau salée remonte toujours plus loin dans leur monde saumâtre et les cabanes s’écroulent sans crier gare.

C’est dans cette partie du fleuve qu’à lieu, je trouve, le phénomène le plus poétique : le Panache de l’Amazone. Les eaux douces arrivent avec force dans la mer en quantité telles qu’elles forment une large masse d’eau (une trace ou un panache dans les images satellites) déporté vers le Nord Ouest, par la force des courants marins. C’est ainsi que l’arbre Amazone touche de ses plus profondes racines… les Antilles ! Les eaux antillaises sont influencées par la rivière et les effluents qu’elle largue dans l’océan : sédiments ou pollutions.

Avant que je perde votre attention, concluons : si l’Amazone était un fleuve, ça serait certainement un palétuvier. Arbre emblématique des côtes tropicales, il est un puit de carbone important et abrite de nombreuses formes de vie et est habitué à avoir les pieds dans l’eau, tout comme le fleuve régulièrement en crue qui inonde complètement ses alentours et crée un monde amphibie tout autour de lui .

Le palétuvier recouvre de sa forme curieuse aux racines extravagantes les rives du delta du fleuve, - la base du tronc donc- et forme des forêts de mangrove, là où l’immense fleuve concentre tout ce qu’il a de force pour la grande rencontre avec le plus immense encore monde marin.

Le Fleuve Arbre du

Le Rhône ! Il est le deuxième grand fleuve français, certes moins long que la Loire mais lui ravit tout de même la première place par son débit, sa puissance.

Le Rhône est un fleuve puissant : regardez le un peu ! C’est une colonne bien droite, comme en faisait les peuples de l’époque classique. Le Rhône est un Fleuve Arbre, comme tous les autres de cette série, mais aussi un Fleuve Civilisation : voie de passage, de commerce, de la Méditerranée on y grimpait pour rallier la Mer du Nord. Les environs du fleuve sont là où ont pris les racines de la présence grecque puis romaine sur la France actuelle.

Observez donc cette colonne dans le paysage, cet arbre à l’allure droite et solide, nette et assurée qui plonge ses racines coule vers le sud. En regardant sa cime, on distingue aussi sa nature montagnarde, sa nature première de torrent glaciaire farouche et féroce, indomptable presque, qui naît d’un glacier profondément caché au fond de l’arc Alpin. Un autre glacier, le plus grand d’Europe, un dénommé Aletsch lui donne aussi son eau et confère de sa puissance. Mais à quel prix ? Les glaciers donnent trop d’eau aux rivières depuis des décennies. L’arbre est bien arrosé.

Ces torrents qui naissent chaque année plus tôt, au printemps, et plongent dans un sommeil hibernant à chaque hiver, coulent avec fracas dans des paysages minéraux d’une grande rudesse pour aussitôt rejoindre les grands lacs alpin, vestiges mélancoliques de la calotte glaciaire qui coiffait jadis le toit de l’Europe il y a de ça 20 mille ans. Lac Léman, lac d’Annecy, lac du Bourget : des endroits prisés et largement investis par l’humain aujourd’hui mais anciens et d’une telle richesse géologique… C'est bien là le cœur du fleuve.

Finis les torrents, il arrive dans la plaine mais le fleuve ne perd rien en puissance : elle est telle que nous humains la captons tout le long de son cours de barrage en barrage : 19 le long de son seul cours. Comme trop puissant pour être laissé libre, nous avons en 100 ans artificialisé 80% de son cours. La vallée du Rhône produit le quart de l’électricité française ! Si l’heure de gloire de la Loire était la renaissance, celui du Rhône est la révolution industrielle où le long de son cours ont poussé comme des champignons moulins, fabriques, manufactures puis usines et complexes pétro-chimiques ou bien centrales nucléaires.

Si le fleuve est un arbre, un organisme vivant, nous sommes au mieux une plante épiphyte (plante poussant sur une autre plante, et non dans le sol), au pire un parasite. Nous prenons au fleuve. Que nous lui donnons ?

On appelle volontiers ce fleuve industrieux et sa marque laissée dans le paysage « le Sillon Rhodanien ». Notez ce terme profondément terrien, comme le sillon formé dans le champs par le labour du paysan, fruit d’un travail patient et gage d’un fruit dans l’avenir. le Rhône est la promesse future d’un effort. C’est un arbre, en somme.

Ainsi s’achève le portrait du troisième Fleuve-Arbre que je partage avec vous : le Peuplier Rhône, Populus Nigra Rhodanus

Au comble de sa puissance, passée la millénaire cité d’Arles, le Rhône se déchire en deux et s’épanche paisiblement sur le vaste delta qu’il a lui même créé, c’est l’heure de se mettre au lit, fin du voyage : la Camargue, repaire aviaire où flamands roses et buses côtoient riziculture, marais salants et cheminées de raffineries. Le Rhône, plus encore que sa voisine Loire, lie comme un fil des lieux que tout oppose : montagnes grises, stériles et glacées, vignoble champenois au sol crayeux ouvert sur le monde germanique, marais brumeux de la Dombes et enfin un delta méditerranéen, chaud et humide, plein de canaux, mares et rigoles où prospèrent insectes et oiseaux. C’est en ce dernier lieu que le fleuve meurt magnifiquement dans la mer Méditerranée, pour reprendre une autre forme ensuite…

Dans quel arbre le complexe Rhône pourrait bien trouver echo ? Je propose le Peuplier noir. Arbre robuste, acclimaté à une variété de températures, il s’accommode du temps chaud comme du temps froid, et il se plaît en bord de rivière, dans un sol humide. Si on le trouve en grand nombre là où nous habitons ce n’est pas un hasard : arbre vigoureux à la croissance rapide, il était prisé pour son bois, utilisé pour toute sorte d’usage. Un arbre qui a co-evolué avec nous, à la forme bien droite et à la haute stature. 

Le Fleuve Arbre du

LE NIL

Le Nil. Il y a tant à dire sur ce fleuve, comme tous les autres de la série. Tout comme le Rhône, Il se jette dans la Méditerranée et comme l'Amazone, il détient un record mondial de dimension puisque le Nil est simplement le plus long fleuve du Monde. Comme d’autres fleuves Africains ou Asiatiques, il a fasciné, tourmenté les explorateurs occidentaux qui ont passé des générations à en chercher la source et qui ont ensuite contracté cette belle maladie qu’est “l’Egyptomanie”…

Mais le Nil est bien unique à y regarder de plus près...

Commençons par la forme atypique de ce Fleuve-Arbre : bassin versant relativement longiligne, il  renferme un des plus vastes lacs de notre planète au niveau de sa cime, le Lac Victoria, entouré de branches robustes et bien fournies avec un tronc très épais nommé Nil Blanc. Arrivé à mi-hauteur de l'arbre, le tronc s'amincit et perd la plupart de ses branches et ses feuilles à mesure qu'il approche du sol dans lequel le delta forme un curieux système racinaire.

Drôle d'Arbre..!

Pourquoi ? La pluie, toujours la pluie. Et la chaleur. Qu’on parle de rivières ou de plantes, c’est ces deux variables qui font loi.

Au sommet de l'arbre, là où commencent les premiers cours d'eau, les terres sont bénies par la mousson et nourries par cette dernière, les plus gros affluents du Nil, le Nil Blanc par exemple, forment les plus grosses branches de l'arbre. En gagnant en latitud.e, plus bas dans l'arbre, c'est la disette hydrique et le Nil Bleu et Rouge, ainsi que d'autres affluents ne sont plus que des branches creuses et frêles qui rejoignent le tronc en contribuant maigrement - pas assez pour compenser l'évaporation redoutable des latitudes tropicales- au débit du fleuve qui concentre le peu d'eau qui reste dans l'arbre. Dans ces branches sèches qui traversent le désert et creusent les roches par à-coups violents (des "crues éclair" par exemple), certaines disparaissent même à la saison sèche pour repousser aux premières pluies : ce sont les wadi, les cours d'eau éphémères.

De manière tout à fait fascinante, mais loin d’être inexplicable (ce qui fait à mon sens la beauté de la géographie) la limite entre la zone sèche où les précipitations avoisinent zéro et la zone humide où la mousson rend le Fleuve-Arbre verdoyant et les paysages luxuriant, correspond à peu de choses près à la limite entre les zones de langues sémitiques (dialectes d’Arabe) et celle des langues Nilo-Sahariennes, avec un petit bout de la famille Bantu tout au sud. Encore une fois le fleuve fait se rejoindre des lieux aux géographies, aux langues et cultures contrastées.

Ce repli et cette rétractation du Fleuve-Arbre rappellent presque les stratégies de survie face à la sécheresse caractéristique à bien des organismes végétaux vivants en milieu aride. Lors de cette saison sèche, le débit baisse drastiquement pour regrossir à la saison humide, par un facteur 50 pour le Nil Bleu ! Et les humains ont commencé à tailler l'arbre...

Les années 60 sont en Égypte une période de grande croissance démographique et les besoins croissants en électricité ont alors justifié la construction d’un barrage colossal au sud de pays, en amont d’Assouan, ayant pour conséquence l’apparition d’un gigantesque lac au milieu du désert et surtout, la fin des crues du Nil en aval du barrage. L’alternance de crues et d’étiages représentent le battement de cœur de tout un fleuve, un long et profond battement étalé sur plusieurs mois, entre période de pluie intenses et période de sècheresse sans pitié.

Pour le Nil, ce battement de cœur était aussi le rythme cardiaque de tout un peuple de l’antiquité qui vivait grâce à ces crues qu’on attribuaient aux Dieux tant elles étaient vitales pour l’agriculture de par les limons fertiles que l’eau déposait sur les plaines inondables. Rares sont les peuples dans l’histoire dont le passé, le présent et le futur sont aussi connecté à un fleuve qui forment au sens littéral du terme, une “ligne de vie”. Une carte de densité de population d’Égypte vaudrait mille mots. Il va sans dire que pour les égyptiens d’antiquité, le fleuve était au centre de la vie quotidienne et sacrée: la rive est était celle des humains tandis que la rive ouest, celle du couchant, était le domaine des esprits et des Dieux. D’ailleurs, regardez à nouveau la carte : ne voyez vous pas une momie dans la forme de l’arbre ? L’Islam a depuis longtemps balayé ces croyances païennes au panthéon inspiré par la nature et aujourd’hui, le barrage permet de mieux contrôler l’irrigation et génère d’énormes quantités d’électricité pour une population en besoin. Mais le Nil est changé à jamais.

Le Nil traverse aujourd’hui 11 pays et 20% des africains vivent dans son bassin versant, soit 257 millions de personnes (dont 106 en Égypte seulement, et ça sur une étroite bande de terre autour du fleuve), rendant le cours d’eau sujet à de graves tensions entre les pays sur la question des barrages et des prélèvements en eau. Imaginez un arbre aux fruits d’or qui pousserait exactement au milieu des parcelles agricoles de 11 paysans différents. Qui s’arrogera le droit de cueillir les fruits de la discorde ? Qui du tronc ou des cimes gardera le plus d’eau pour soi ?

Pour conclure ce long tracé africain, débutant dans la région des Grands Lacs africains et des hautes terres éthiopiennes, le Nil finit sa vie terrestre dans un vaste delta où depuis le ciel on peut imaginer l’arbre prendre paisiblement racine dans la mer. Voilà le portrait du Fleuve-Arbre Nil presque achevé : il nous faut trouver l’arbre qu’il incarne. A cette prérogative botanique imaginaire, je propose le dattier. Arbre emblématique du désert nord africain, il est non seulement parfaitement indigène à la partie aride du bassin du Nil où il est apprécié depuis des millénaires pour ses fruits, mais l’esprit rêveur verra aussi sa forme dans notre Fleuve-Arbre : une couronne de feuilles au sommet de l’arbre puis un tronc dépourvu de toute branche. Bref, un arbre scindé en deux parties bien distinctes comme le sont les deux moitiés humides et arides du Nil, avec une continuité certaine entre les deux.

Ainsi s’achève le portrait du quatrième Fleuve-Arbre que je partage avec vous : le Dattier Nil, Phoenix Dactylifera Nilus.

Fleuve Arbre du

LE GANGE-BRAHMAPOUTRE

Le Gange-Brahmapoutre... Encore un drôle d’arbre ! D’abord, regardez là haut, loin là haut dans les nuages : sa cime est la plus haute du monde avec les sommets enneigés du Népal, qui dépassent allègrement les 8000 mètres. Ensuite, admirez un peu sa structure en double tronc, comme si, coupé dans sa croissance, le fleuve avait repoussé de plus belle en se dédoublant, un fleuve hydre, comme cet animal aquatique du même nom que les scientifiques pensent immortel et qui est capable de se régénérer en formant de nouveaux embranchements. On pourrait aussi voir un arbrisseau de montagne, tourmenté dans sa croissance par le froid et le vent glacé de l'Himalaya tant sa forme est particulière, proche du sol et trapue...

Enfin, il y a ses fabuleuses racines qui forment le plus grand delta et la plus grande forêt de mangrove de notre planète, les Sundarbans : une forêt sur des racines ! Seraient ce là les mycorhizes dont parlent les scientifiques, ces extensions organiques et symbiotiques créées entre les racines de l’arbre et le sol ?

Il y a sans doute peu de fleuves sur Terre qui joignent de leur long fil bleu des univers aux géographies aussi opposées : les plus hautes montagnes de la planète pour le Gange et le haut plateau tibétain, deux milieux désertiques, dépeuplés, secs et froids qui se retrouvent liés par le fleuve à une forêt de mangrove, une steppe semi aride et une vaste plaine chaude et humide, et peuplée comme nulle part ailleurs sur Terre. 

Quoiqu’il en soit, ce Fleuve-Arbre qui recouvre 2,6 millions de kilomètres carrés est puissant : chaque été, les masses prodigieuses de neiges endormies sur la cime, qui pèsent lourd sur les pauvres branches, fondent et rejoignent une fois sorties de la montagne les eaux de pluie de la sempiternelle mousson qui arrose d’une eau tant attendue tout le Sous-Continent indien. Dire que cet arbre est bien arrosé relève presque d’un euphémisme : la ville de Mawsynram dans le Meghalaya (littéralement « La Demeure des nuages ») dans le Nord-Est de l’Inde reçoit annuellement 11 mètres 80 de pluie ! Ajoutez à ça les millions de tonnes de sédiments empruntés aux montagnes par l’eau qui coule, et qui sont déversés tout le long du cours des fleuves, et demandez vous, comment alors cet arbre ne pourrait-il pas être fabuleux ? 

Fleuve Arbre, fleuve Hydre : tout comme cette créature éternelle à la résilience incroyable, le bassin versant du Gange Brahmapoutre est un sujet d’intérêt sans fin pour qui aime le monde indien et la géographie. Dans la grande plaine du Gange, au plus profond du feuillage vert vif de l’arbre ravivé par la pluie chaude d’été, est née un jour la « religion éternelle », le sanatana‑dharma, l’Hindouisme. Puis, est né le bouddhisme sur un autre rameau, puis encore d’autres croyances et foi trop nombreuses pour toutes trouver une branche pour chaque, menant vite à la nécessaire cohabitation, au mélange de religion et de croyances, sans parler de celles arrivées d’autres arbres : l’islam, le christianisme et même le zoroastrisme, qui a presque disparu ailleurs.

Il en va de même pour les langues et les cultures : les parties indiennes, Bengali, Népali, Tibétaine et Bhoutanaises de cet arbre comptent des centaines de langues en tout, avec un patchwork de cultures formant un feuillage brillant et coloré.

 

Revenons aux langues : si cet arbre abrite une telle diversité linguistique sur ses branches, ce n’est pas un hasard de l’évolution. Il est le plus peuplé de la planète avec quelques 630 millions d’habitants qui vivent dans son grand houppier. Pensons notamment aux zones de montagnes à la diversité ethnolinguistique très riche. 630 millions ? 8 % de l’humanité. Eh oui, le Gange-Brahmapoutre est un arbre qui pousse sur une terre très fertile, une fertilité venant des dépôts minéraux empruntés aux montagnes et que les rivières amènent, à la manière de la sève enrichie partant des feuilles pour rejoindre le reste de l’arbre et le faisant croître année après année. Ce grand arbre est aussi béni d’un climat idéal pour la croissance des cultures : alternance de saisons sèches et humides, précipitations fortes et températures élevées qui permettent plusieurs récoltes par an, de quoi remplir de nombreuses bouches. C’est cette plaine qui a donné naissance à certaines des premières sociétés agraires de l’humanité et qui explique la démographie d’aujourd’hui : 630 millions d’humains sur un vaste arbre aujourd’hui violemment malmené par des vagues de chaleur, un stress hydrique intense et d’autres maladies liées au changement climatique qui menacent d’emporter parmi les plus vieux arbres sur Terre. 

De nombreuses rivières sur Terre font l’objet d’un culte et tiennent une dimension sacrée parmi les civilisations qui leur doivent parfois leur existence. Le Gange et le Brahmapoutre ne font pas exception : ils en sont même des cas emblématiques. Les rivières qui forment la ramure de cet Arbre-Fleuve sont aussi vénérées et placées au rang de divinité par les Hindous qui y voient une mère (Ganga Mata) ou le fils de Brahma (Brahmaputra). Ils font aussi des pèlerinages à la source du Gange, y jettent les cendres de leurs proches défunts qui rejoignent le grand arbre pour l’éternité. Tous les jours, des millions d’Hindous font leurs ablutions matinales dans l’eau des rivières, y font voguer des assiettes d’offrandes ou offrent au cours d’eau du lait en signe de révérence face à la nature suprême qu’incarnent ces rivières sacrées dans leur panthéon.

Ne laissons pas celui du Gange Brahmapoutre succomber aux maladies, lui qui évoque un arbre bien réel : le Banyan, Ficus Benghalensis. Quelle espèce sinon celle-ci pour représenter notre Fleuve-Arbre ? Espèce native du sous continent indien, il porte à la force de sa ramure la longue et dense histoire d’un millier de peuples et il est auréolé d’un million de contes et légendes. Même sa forme évoque l’arbre illustré en carte : un tronc multiple et des racines chaotiques, allant percer le sol en de multiples endroits. À l’image de l’hindouisme et de son panthéon, de ses variétés indénombrables : le banyan n’a pas vraiment de centre et est formé de centaines, voire de milliers de troncs.

Ainsi s’achève le portrait du cinquième Fleuve-Arbre que je partage avec vous : le Banyan Gange Brahmapoutre, Ficus Benghalensis Brahma-Ganga.

Fleuve Arbre de la

LA SEINE

Voilà donc le sixième Fleuve-Arbre que je partage avec vous : la Seine ! Un fleuve dont on parle beaucoup cette année : grand programme de dépollution pour les Jeux olympiques, avec cérémonie d’ouverture et épreuves sportives, chantier de reconstruction de Notre-Dame, bien des projets qui ont mis un coup de projecteur sur ce grand arbre en meilleure santé écologique aujourd’hui, par rapport aux décennies précédentes. C’était un arbre malade qui se porte mieux. La Seine connaît d’ailleurs comme l’arbre une remontée de sève un peu subite par moment, le « mascaret », une puissante et spectaculaire vague de marée prenant source à l’embouchure. Ce phénomène plein de poésie a malheureusement disparu à force de dragage dans le lit du fleuve pour faire passer les porte-conteneurs. On est loin de l’époque gauloise où la déesse Sequana, associée à la Seine, était vénérée, tout comme l’eau et les rivières.

Troisième fleuve français de la Série, il est, comme le Rhône, transfrontalier, car une minuscule partie d’un de ses affluents principaux, l’Oise, prend sa source dans l’Hainaut en Belgique ! Tout comme le Rhône, la Seine est mal nommée d’un point de vue strictement hydrologique : l’Aube puis l’Yonne ont chacune un débit supérieur à la Seine quand elle les rencontre. Et comme le Rhône, la raison à cette « erreur » se trouve sans doute dans l’immense importance de la Seine dans le transport fluvial et le passage d’un bassin versant à l’autre, eux qui s touchent du bout de leurs branches. L’Arbre Seine touche d’ailleurs en deux points trois fleuves à la fois, c’est ce qu’on appelle un tripoint hydrographique. Un de ces points fait se toucher les bassins de la Seine, du Rhône et de la Meuse, tandis que sur l’autre, c’est la Seine, le Rhône et la Loire dont les feuillages s’effleurent. Vu du ciel, pourrait on y voir ce phénomène de « timidité » observés chez les arbres, quand ils rentrent en contact ?

La Seine incarne dans l’imaginaire collectif le fleuve français par excellence, avec perchées dans ses branches des villes comme Paris, Rouen, Chartres, Reims et, globalement, l’Île de France, berceau du Royaume de France, du pouvoir royal puis parlementaire, présidentiel… C’est même sur les rameaux de la Seine (entre Tours, Paris et Rouen), qu’a évolué la langue d’oïl, puis le français, pour se propager ensuite dans le reste du pays. C’est aussi dans le bas de l’arbre, de Paris à la Normandie, que de nombreux chefs-d’œuvre de l’impressionnisme ont vu le jour, mettant en peinture et sublimant le fleuve, ses reflets, ses lumières, ses ambiances sur les toiles. C’est aussi, avant cela, le fleuve qui a permis aux vikings de s’introduire en profondeur dans les terres et les villages de paysans terrorisés, de piller et de tuer, mais aussi d’y laisser une influence remarquable avec des traces sur la génétique et la culture normande. Les vikings en ont même ramené un nom pour la Seine, signa, aujourd’hui encore utilisé en islandais.

Contrairement à d’autres Fleuves Arbres présentés avant celui-ci, la Seine n’en est pas un de très grande taille : son bassin versant, le feuillage, recouvre 80.000 km2 tandis que son altitude dépasse rarement les 300 mètres, à part dans le Morvan, au sud. Ce n’est pas non plus un fleuve tempétueux, avec un climat aux précipitations modérées voire assez basses sur une partie de ses branches, sur la Beauce notamment. Sa dernière crue centennale date de 1910, devenues bien rares depuis. En cause, de nombreux barrages et écluses servant à réguler le débit du fleuve, qui accueille en effet deux des plus importants ports fluviaux français : Paris et Rouen, ce dernier étant le premier port céréalier européen, étant connecté à la Beauce, section de l’arbre qui en alimente bien d’autres par ses fruits. C’est qu’il y en a du monde qui vit dans cet arbre : 30 % de la population française, soit plus de 20 millions de personnes.

C’est dans cette partie de l’Arbre, la Basse Seine et la Seine-maritime, que le tronc se tord en de curieuses formes, comme façonné par un habile passionné d’arboriculture, pour former des méandres dus en réalité à la faible déclivité. On y trouve aussi de nombreuses îles, comme formant des longs nœuds dans le bois, étirées dans des dimensions absurdes comme l’île de Saint Denis, où les “Îlodionysiens” peuvent se targuer de vivre dans une commune suivant parfaitement les contours d’une île de 3,5 kilomètres de long pour 100 à 300 mètres de large !

Le lit du fleuve dans cette partie de l’arbre est tellement large qu’une fois passé Rouen, on trouve peu de ponts pour enjamber ce puissant élément, mais beaucoup de porte-conteneurs et de navires de haute mer. Le plus célèbre de ces ponts est sans doute le pont de Normandie, de par ses immenses dimensions, et celui de Tancarville, plus vieux mais révolutionnaire, car il remplaçait les traditionnels bacs. Marquant les Normands par sa structure moderne (1,4 kilomètre de long, achevé en 1959), ils ont ensuite donné à leurs étendoirs à linge le nom du pont…

Quel est donc l’arbre qui correspond le mieux à la Seine ? Mes quelques recherches me conduisent à proposer le frêne : arbre tout à fait commun dans la région, il était autrefois utilisé pour les avirons des embarcations, élément clé des embarcations fluviales de commerce, mais de guerre aussi, les navires vikings, qui parcouraient jadis la Seine par milliers et faisaient transiter idées, des biens et des personnes.

Ainsi s’achève le portrait du sixième Fleuve-Arbre que je partage avec vous : le Frêne Seine, Fraxinus Sequana